10 - La crème et le pain chaud - Les Malheurs de Sophie
Les Malheurs de Sophie
X – La crème et le pain chaud.
Ecouter
Sophie était
gourmande, nous l'avons déjà dit; elle n'oublia donc pas ce que sa bonne lui
avait recommandé, et, un jour qu'elle avait peu déjeuné, parce qu'elle avait su
que la fermière devait apporter quelque chose de bon à sa bonne, elle lui dit
qu'elle avait faim.
«Ah bien! répondit la bonne, cela se trouve à
merveille: la fermière vient de me faire cadeau d'un grand pot de crème et d'un
pain bis tout frais. Je vais vous en faire manger; vous verrez comme c'est bon!»
Et elle apporta sur la table un pain tout
chaud et un grand vase plein d'une crème épaisse excellente. Sophie se jeta
dessus comme une affamée. Au moment même où la bonne lui disait de ne pas trop
en manger, elle entendit la voix de la maman qui appelait: «Lucie! Lucie!» (C'était
le nom de la bonne.)
Lucie courut tout de suite chez Mme de Réan
pour savoir ce qu'elle désirait; c'était pour lui dire de préparer et de
commencer un ouvrage pour Sophie.
«Elle aura bientôt quatre ans, dit Mme de Réan,
il est temps qu'elle apprenne à travailler.»
MADAME
DE RÉAN. – Préparez-lui une serviette à ourler, ou un
mouchoir.
La bonne ne répondit rien, et sortit du salon
d'assez mauvaise humeur.
En entrant chez elle, elle vit Sophie qui
mangeait encore. Le pot de crème était presque vide et il manquait un énorme
morceau de pain.
«Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle tout en
préparant un ourlet pour Sophie, vous allez vous rendre malade! Est-il possible
que vous ayez avalé tout cela? Que dira votre maman, si elle vous voit
souffrante? Vous allez me faire gronder!»
SOPHIE. – Soyez tranquille, ma bonne! j'avais très grand'faim, et je ne serai
pas malade. C'est si bon, la crème et le pain tout chaud!
SOPHIE, l'embrassant. – Non, ma chère Lucie, soyez tranquille, je vous
assure que je me porte très bien.
La bonne lui donna un petit mouchoir à ourler
et lui dit de le porter à sa maman, qui voulait la faire travailler.
Sophie courut au salon où l'attendait sa maman,
et lui présenta le mouchoir. La maman montra à Sophie comment il fallait piquer
et tirer l'aiguille; ce fut très mal fait pour commencer; mais, après quelques points,
elle fit assez bien et trouva que c'était très amusant de travailler.
«Voulez-vous me permettre, maman, dit-elle, de
montrer mon ouvrage à ma bonne?
– Oui, tu peux y aller, et ensuite tu
reviendras ranger toutes tes affaires et jouer dans ma chambre.»
Sophie courut chez sa bonne, qui fut fort
étonnée de voir l'ourlet presque fini et si bien fait. Elle lui demanda avec
inquiétude si elle n'avait pas mal à l'estomac.
«Non, ma bonne, pas du tout, dit Sophie;
seulement je n'ai pas faim.
– Je le crois bien, après tout ce que vous
avez mangé. Mais retournez vite près de votre maman, de crainte qu'elle ne vous
gronde.»
Sophie retourna au salon, rangea toutes ses
affaires et se mit à jouer. Tout en jouant, elle se sentit mal à l'aise, la
crème et le pain chaud lui pesaient sur l'estomac; elle avait mal à la tête;
elle s'assit sur sa petite chaise et resta sans bouger et les yeux fermés.
La maman, n'entendant plus de bruit, se
retourna et vit Sophie pâle et l'air souffrant.
«Qu'as-tu, Sophie? dit-elle avec inquiétude;
es-tu malade?
– Je suis souffrante, maman, répondit-elle; j'ai
mal à la tête.
Depuis quand donc?
Depuis que j'ai fini de ranger mon ouvrage.
As-tu mangé quelque chose?»
Sophie
hésita et répondit bien bas:
«Non, maman, rien du tout.
– Je vois que tu mens; je vais aller le
demander à ta bonne, qui me le dira.»
La maman sortit et resta quelques minutes
absente. Quand elle revint, elle avait l'air très fâché.
«Vous avez menti, mademoiselle; votre bonne m'a
avoué qu'elle vous avait donné du pain chaud et de la crème, et que vous en
aviez mangé comme une gloutonne. Tant pis pour vous, parce que vous allez être
malade et que vous ne pourrez pas venir dîner demain chez votre tante d'Aubert,
avec votre cousin Paul. Vous y auriez vu Camille et Madeleine de Fleurville;
mais, au lieu de vous amuser, de courir dans les bois pour chercher des fraises,
vous resterez toute seule à la maison et vous ne mangerez que de la soupe.»
Mme de Réan prit la main de Sophie, la
trouva brûlante et l'emmena pour la faire coucher.
«Je vous défends, dit-elle à la bonne, de rien
donner à manger à Sophie jusqu'à demain; faites-lui boire de l'eau ou de la
tisane de feuilles d'oranger, et, si jamais vous recommencez ce que vous avez
fait ce matin, je vous renverrai immédiatement.»
La bonne se sentait coupable; elle ne répondit
pas. Sophie, qui était réellement malade, se laissa mettre dans son lit sans
rien dire. Elle passa une mauvaise nuit, très agitée; elle souffrait de la tête
et de l'estomac; vers le matin elle s'endormit. Quand elle se réveilla, elle
avait encore un peu mal à la tête, mais le grand air lui fit du bien. La
journée se passa tristement pour elle à regretter le dîner de sa tante.
Elle
allait quelquefois avec son cousin et ses amies chez les fermières du voisinage;
tout le monde autour d'elle mangeait avec délices de la crème et du pain bis, Sophie
seule ne mangeait rien; la vue de cette bonne crème épaisse et mousseuse et de
ce pain de ferme lui rappelait ce qu'elle avait souffert pour en avoir trop
mangé, et lui donnait mal au cœur. Depuis ce temps aussi elle n'écouta plus les
conseils de sa bonne, qui ne resta pas longtemps dans la maison. Mme de Réan,
n'ayant plus confiance en elle, en prit une autre, qui était très bonne, mais
qui ne permettait jamais à Sophie de faire ce que sa maman lui défendait.
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