21 - La tortue - Les Malheurs de Sophie
Les Malheurs de Sophie
XXI – La tortue.
Ecouter
Sophie
aimait les bêtes: elle avait déjà eu un POULET, un ÉCUREUIL, un CHAT, un ÂNE;
sa maman ne voulait pas lui donner un chien, de peur qu'il ne devînt enragé, ce
qui arrive assez souvent.
«Quelle bête pourrais-je donc avoir?
demanda-t-elle un jour à sa maman. J'en voudrais une qui ne pût pas me faire de
mal, qui ne pût pas se sauver et qui ne fût pas difficile à soigner.»
MADAME
DE RÉAN, riant. – Alors je ne vois que la
tortue qui puisse te convenir.
SOPHIE. – C'est vrai, cela! C'est très gentil, une tortue, et il n'y a pas de
danger qu'elle se sauve.
MADAME
DE RÉAN, riant. – Et si elle voulait se sauver,
tu aurais toujours le temps de la rattraper.
SOPHIE. – Achetez-moi une tortue, maman, achetez-moi une tortue.
MADAME
DE RÉAN. – Quelle folie! C'est en plaisantant que je
te parlais d'une tortue, c'est une affreuse bête, lourde, laide, ennuyeuse; je
ne pense pas que tu puisses aimer un si sot animal.
SOPHIE. – Oh! maman, je vous en prie! elle m'amusera beaucoup. Je serai bien
sage pour la gagner.
MADAME
DE RÉAN. – Puisque tu as envie d'une si laide bête, je
puis bien te la donner, mais à deux conditions: la première, c'est que tu ne la
laisseras pas mourir de faim; la seconde, c'est qu'à la première grosse faute
que tu feras, je te l'ôterai.
SOPHIE. – J'accepte les conditions, maman, j'accepte. Quand aurai-je ma tortue?
MADAME
DE RÉAN. – Tu l'auras après-demain. Je vais écrire ce
matin même à ton père, qui est à Paris, de m'en acheter une: il l'enverra
demain soir par la diligence, et tu l'auras après-demain de bonne heure.
SOPHIE. – Je vous remercie mille fois, maman. Paul va précisément arriver
demain, il restera quinze jours avec nous: il aura le temps de s'amuser avec la
tortue.
Le lendemain, Paul arriva, à la grande joie de
Sophie. Quand elle lui annonça qu'elle attendait une tortue, Paul se moqua d'elle
et lui demanda ce qu'elle ferait d'une si affreuse bête.
«Nous lui donnerons de la salade, nous lui
ferons un lit de foin; nous la porterons sur l'herbe; nous nous amuserons
beaucoup, je t'assure.»
Le lendemain, la tortue arriva: elle était
grosse comme une assiette, épaisse comme une cloche à couvrir les plats; sa
couleur était laide et sale; elle avait rentré sa tête et ses pattes.
«Dieu! que c'est laid!» s'écria Paul.
– Moi je la trouve assez jolie, répondit
Sophie un peu piquée.
PAUL, d'un air moqueur. – Elle a surtout une jolie physionomie et un
sourire gracieux!
SOPHIE. – Laisse-nous tranquilles: tu te moques de tout.
PAUL, continuant. – Ce que j'aime en elle, c'est sa jolie tournure, sa
marche légère.
SOPHIE, se fâchant. – Tais-toi, te dis-je: je vais emporter ma tortue
si tu te moques d'elle.
PAUL. – Emporte, emporte, je t'en prie: ce n'est pas son esprit que je
regretterai.
Sophie avait bien envie de se jeter sur Paul
et de lui donner une tape: mais elle se souvint de sa promesse et de la menace
de sa maman, et elle se contenta de lancer à Paul un regard furieux. Elle
voulut prendre la tortue pour la porter sur l'herbe: mais elle était trop
lourde, elle la laissa retomber. Paul, qui se repentait de l'avoir taquinée, accourut
pour l'aider; il lui donna l'idée de mettre la tortue dans un mouchoir et de la
porter à deux, tenant chacun un bout du mouchoir. Sophie, que la chute de la
tortue avait effrayée, consentit à se laisser aider par Paul.
Quand la tortue sentit l'herbe fraîche, elle
sortit ses pattes, puis sa tête, et se mit à manger l'herbe. Sophie et Paul la
regardaient avec étonnement.
«Tu vois bien, dit Sophie, que ma tortue n'est
pas si bête, ni si ennuyeuse.
– Non, c'est vrai, répondit Paul, mais elle
est bien laide.
– Pour cela, dit Sophie, j'avoue qu'elle est
laide; elle a une affreuse tête.
– Et d'horribles pattes», ajouta Paul.
Les enfants continuèrent à soigner la tortue
pendant dix jours sans que rien d'extraordinaire arrivât. La tortue couchait
dans un cabinet sur du foin; elle mangeait de la salade, de l'herbe, et
paraissait heureuse.
Un jour, Sophie eut une idée; elle
pensa qu'il faisait chaud, que la tortue devait avoir besoin de se rafraîchir, et
qu'un bain dans la mare lui ferait du bien. Elle appela Paul et lui proposa de
baigner la tortue.
PAUL. – La baigner? Où donc?
SOPHIE. – Dans la mare du potager; l'eau y est fraîche et claire.
PAUL. – Mais je crains que cela ne lui fasse du mal.
SOPHIE. – Au contraire; les tortues aiment beaucoup à se baigner; elle sera
enchantée.
PAUL. – Comment sais-tu que les tortues aiment à se baigner? Je crois, moi, qu'elles
n'aiment pas l'eau.
SOPHIE. – Je suis sûre qu'elles l'aiment beaucoup. Est-ce que les écrevisses n'aiment
pas l'eau? Est-ce que les huîtres n'aiment pas l'eau? Ces bêtes-là ressemblent
un peu à la tortue.
PAUL. – Tiens, c'est vrai. D'ailleurs nous pouvons essayer.
Et ils allèrent prendre la pauvre tortue, qui
se chauffait tranquillement au soleil, sur l'herbe; ils la portèrent à la mare
et la plongèrent dedans. Aussitôt que la tortue sentit l'eau, elle sortit
précipitamment sa tête et ses pattes pour tâcher de s'en tirer; ses pattes
gluantes ayant touché aux mains de Paul et de Sophie, tous deux la lâchèrent et
elle tomba au fond de la mare.
Les enfants, effrayés, coururent à la maison
du jardinier pour lui demander de repêcher la pauvre tortue. Le jardinier, qui
savait que l'eau la tuerait, courut vers la mare; elle n'était pas profonde; il
se jeta dedans après avoir ôté ses sabots et retroussé les jambes de son
pantalon. Il voyait la tortue qui se débattait au fond de la mare, et il la
retira promptement. Il la porta ensuite près du feu pour la sécher; la pauvre
bête avait rentré sa tête et ses pattes et ne bougeait plus. Quand elle fut
bien chauffée, les enfants voulurent la reporter sur l'herbe au soleil.
«Attendez, monsieur, mademoiselle, dit le
jardinier, je vais vous la porter. Je crois bien qu'elle ne mangera guère, ajouta-t-il.»
– Est-ce que vous croyez que le bain lui a
fait du mal? demanda Sophie.
LE
JARDINIER. – Certainement que oui, il lui a fait mal;
l'eau ne va pas aux tortues.
PAUL. – Croyez-vous qu'elle sera malade?
LE JARDINIER. –
Malade, je n'en sais rien; mais je crois bien qu'elle va mourir.
– Ah! mon Dieu! s'écria Sophie.
PAUL, bas. – Ne t'effraie pas; il ne sait ce qu'il dit. Il croit que
les tortues sont comme les chats, qui n'aiment pas l'eau.
Ils étaient revenus sur l'herbe; le jardinier
posa doucement la tortue et retourna à son potager. Les enfants la regardaient
de temps en temps, mais elle restait immobile; ni sa tête ni ses pattes ne se
montraient. Sophie était inquiète; Paul la rassurait.
«Il faut la laisser faire comme elle veut, dit-il;
demain elle mangera et se promènera.»
Ils la reportèrent vers le soir sur son lit de
foin et lui mirent des salades fraîches. Le lendemain, quand ils allèrent la
voir, les salades étaient entières; la tortue n'y avait pas touché.
«C'est singulier, dit Sophie; ordinairement
elle mange tout dans la nuit.
– Portons-la sur l'herbe, répondit Paul; elle
n'aime peut-être pas la salade.»
Paul, qui était inquiet, mais qui ne voulait
pas l'avouer à Sophie, examinait attentivement la tortue, qui continuait à ne
pas bouger.
«Laissons-la, dit-il à Sophie; le soleil va la
réchauffer et lui faire du bien.»
SOPHIE. – Est-ce que tu crois qu'elle est malade?
PAUL. – Je crois que oui.
Pendant deux jours, Paul et Sophie
continuèrent à porter la tortue sur l'herbe, mais elle ne bougeait pas, et ils
la retrouvaient toujours comme ils l'avaient posée; les salades qu'ils lui
mettaient le soir se retrouvaient entières le lendemain. Enfin, un jour, en la
mettant sur l'herbe, ils s'aperçurent qu'elle sentait mauvais.
«Elle est morte, dit Paul; elle sent déjà
mauvais.»
Ils étaient tous deux près de la tortue, se
désolant et ne sachant que faire d'elle, quand Mme de Réan arriva
près d'eux.
«Que faites-vous là, mes enfants? Vous êtes
immobiles comme des statues près de cette tortue… qui est aussi immobile que
vous», ajouta-t-elle en se baissant pour la prendre.
En l'examinant, Mme de Réan s'aperçut
qu'elle sentait mauvais.
«Mais… elle est morte, s'écria-t-elle en la
rejetant par terre; elle sent déjà mauvais.»
PAUL. – Oui, ma tante, je crois qu'elle est morte.
MADAME
DE RÉAN. – De quoi a-t-elle pu mourir? Ce n'est pas de
faim, puisque vous la mettiez tous les jours sur l'herbe. C'est singulier qu'elle
soit morte sans qu'on sache pourquoi.
SOPHIE. – Je crois, maman, que c'est le bain qui l'a fait mourir.
MADAME
DE RÉAN. – Un bain? Qui est-ce qui a imaginé de lui
faire prendre un bain?
SOPHIE, honteuse. – C'est moi, maman: je croyais que les tortues
aimaient l'eau fraîche, et je l'ai baignée dans la mare du potager; elle est
tombée au fond; nous n'avons pas pu la rattraper; c'est le jardinier qui l'a
repêchée; elle est restée longtemps dans l'eau.
MADAME
DE RÉAN. – Ah! c'est une de tes idées. Tu t'es
punie toi-même, au reste; je n'ai rien à te dire. Seulement, souviens-toi qu'à
l'avenir tu n'auras aucun animal à soigner, ni à élever. Toi et Paul, vous les
tuez ou vous les laissez mourir tous. Il faut jeter cette tortue, ajouta Mme de Réan.
Lambert, venez prendre cette bête qui est morte, et jetez-la dans un trou
quelconque.»
Ainsi
finit la pauvre tortue, qui fut le dernier animal qu'eut Sophie. Quelques jours
après, elle demanda à sa maman si elle ne pouvait pas avoir de charmants petits
cochons d'Inde qu'on voyait à la ferme; Mme de Réan refusa. Il fallut
bien obéir, et Sophie vécut seule avec Paul, qui venait souvent passer quelques
jours avec elle.
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