22 - Le départ - Les Malheurs de Sophie
Les Malheurs de Sophie
XXII – Le départ.
Ecouter
«Paul, dit
un jour Sophie, pourquoi ma tante d'Aubert et maman causent-elles toujours tout
bas? Maman pleure et ma tante aussi; sais-tu pourquoi?»
PAUL. – Non, je ne sais pas du tout; pourtant j'ai entendu l'autre jour
maman qui disait à ma tante: «Ce serait terrible d'abandonner nos parents, nos
amis, notre pays»; ma tante a répondu: «Surtout pour un pays comme l'Amérique.»
SOPHIE. – Eh bien! qu'est-ce que cela veut dire?
PAUL. – Je crois que cela veut dire que maman et ma tante veulent aller en
Amérique.
SOPHIE. – Mais ce n'est pas du tout terrible; au contraire, ce sera très
amusant. Nous verrons des tortues en Amérique.
PAUL. – Et des oiseaux superbes; des corbeaux rouges, orange, bleus, violets,
roses, et pas comme nos affreux corbeaux noirs.
SOPHIE. – Et des perroquets et des oiseaux-mouches. Maman m'a dit qu'il y en
avait beaucoup en Amérique.
PAUL. – Et puis des sauvages noirs, jaunes, rouges.
SOPHIE. – Oh! pour les sauvages, j'en aurai peur; ils nous mangeraient
peut-être.
PAUL. – Mais nous n'irions pas demeurer chez eux; nous les verrions
seulement quand ils viendraient se promener dans les villes.
SOPHIE. – Mais pourquoi irions-nous en Amérique? Nous sommes très bien ici.
PAUL. – Certainement. Je te vois très souvent, notre château est tout près
du tien. Ce qui serait mieux encore, c'est que nous demeurions ensemble en
Amérique. Oh! alors, j'aimerais bien l'Amérique.
SOPHIE. – Tiens, voilà maman qui se promène avec ma tante; elles pleurent
encore; cela me fait de la peine de les voir pleurer… Les voilà qui s'assoient
sur le banc. Allons les consoler.
PAUL. – Mais comment les consolerons-nous?
SOPHIE. – Je n'en sais rien: mais essayons toujours.
Les enfants coururent à leurs mamans.
«Chère maman, dit Sophie, pourquoi pleurez-vous?»
MADAME
DE RÉAN. – Pour quelque chose qui me fait de la peine,
chère petite, et que tu ne peux comprendre.
SOPHIE. – Si fait, maman, je comprends très bien que cela vous fait de la
peine d'aller en Amérique, parce que vous croyez que j'en serais très fâchée. D'abord,
puisque ma tante et Paul viennent avec nous, nous serons très heureux. Ensuite,
j'aime beaucoup l'Amérique, c'est un très joli pays.»
Mme de Réan regarda d'abord sa sœur,
Mme d'Aubert, d'un air étonné, et puis ne put s'empêcher de sourire quand
Sophie parla de l'Amérique, qu'elle ne connaissait pas du tout.
MADAME
DE RÉAN. – Qui t'a dit que nous allions en Amérique?
Et pourquoi crois-tu que ce soit cela qui nous donne du chagrin?
PAUL. – Oh! ma tante, c'est que je vous ai entendue parler d'aller en
Amérique, et vous pleuriez; mais je vous assure que Sophie a raison et que nous
serons très heureux en Amérique, si nous demeurons ensemble.
MADAME
DE RÉAN. – Oui, mes chers enfants, vous avez deviné.
Nous devons bien réellement aller en Amérique.
PAUL. – Et pourquoi donc, maman?
MADAME
D'AUBERT. – Parce qu'un de nos amis, M. Fichini, qui
vivait en Amérique, vient de mourir: il n'avait pas de parents, il était très
riche; il nous a laissé toute sa fortune. Ton père et celui de Sophie sont
obligés d'aller en Amérique pour avoir cette fortune; ta tante et moi, nous ne
voulons pas les laisser partir seuls, et pourtant nous sommes tristes de
quitter nos parents, nos amis, nos terres.
SOPHIE. – Mais ce ne sera pas pour toujours, n'est-ce pas?
MADAME
DE RÉAN. – Non, mais pour un an ou deux, peut-être.
SOPHIE. – Eh bien, maman, il ne faut pas pleurer pour cela. Pensez donc que ma
tante et Paul seront avec nous tout ce temps-là. Et puis, papa et mon oncle
seront bien contents de ne plus être seuls.
Mme de Réan et Mme d'Aubert
embrassèrent leurs enfants.
«Ils ont pourtant raison, ces enfants!
dit-elle à sa sœur, nous serons ensemble, et deux ans seront bien vite passés.»
Depuis ce jour elles ne pleurèrent plus.
«Vois-tu, dit Sophie à Paul, que nous les
avons consolées! J'ai remarqué que les enfants consolent très facilement leurs
mamans.
– C'est parce qu'elles les aiment», répondit
Paul.
Peu de jours après, les enfants allèrent avec
leurs mamans faire une visite d'adieu à leurs amies, Camille et Madeleine de
Fleurville, qui furent très étonnées d'apprendre que Sophie et Paul allaient
partir pour l'Amérique.
«Combien de temps y resterez-vous?» demanda
Camille.
SOPHIE. – Deux ans, je crois. C'est si loin!
PAUL. – Quand nous reviendrons, Sophie aura six ans et moi huit ans.
MADELEINE. – Et moi j'aurai huit ans aussi, et Camille neuf ans!
SOPHIE. – Que tu seras vieille, Camille! neuf ans!
CAMILLE. – Rapporte-nous de jolies choses d'Amérique, des choses curieuses.
SOPHIE. – Veux-tu que je te rapporte une tortue?
MADELEINE. – Quelle horreur! Une tortue! c'est si bête et si laid!
Paul ne put s'empêcher de rire.
«Pourquoi ris-tu, Paul?» demanda Camille.
PAUL. – C'est parce que Sophie avait une tortue et qu'elle s'est fâchée un
jour contre moi parce que je lui disais absolument ce que tu viens de dire.
CAMILLE. – Et qu'est-elle devenue, cette tortue?
PAUL. – Elle est morte après un bain que nous lui avons fait prendre dans la
mare.
CAMILLE. – Pauvre bête! Je regrette de ne l'avoir pas vue.
Sophie, qui n'aimait pas qu'on parlât de la
tortue, proposa de cueillir des bouquets dans les champs: Camille leur offrit d'aller
plutôt cueillir des fraises dans le bois. Ils acceptèrent tous avec plaisir et
en trouvèrent beaucoup, qu'ils mangeaient à mesure qu'ils les trouvaient. Ils
restèrent deux heures à s'amuser, après quoi il fallut se séparer. Sophie et
Paul promirent de rapporter d'Amérique des fruits, des fleurs, des
oiseaux-mouches, des perroquets. Sophie promit même d'apporter un petit sauvage,
si on voulait bien lui en vendre un. Les jours suivants, ils continuèrent à
faire des visites d'adieu, puis commencèrent les paquets. M. de Réan
et M. d'Aubert attendaient à Paris leurs femmes et leurs enfants.
Le jour du départ fut un triste jour. Sophie
et Paul même pleurèrent en quittant le château, les domestiques, les gens du
village.
«Peut-être, pensaient-ils, ne reviendrons-nous
jamais!»
Tous ces pauvres gens avaient la même pensée, et
tous étaient tristes.
Pendant ces huit jours, les enfants s'amusèrent
beaucoup. Ils allèrent avec leurs mamans se promener au Bois de Boulogne, aux
Tuileries, au Jardin des plantes; ils allaient acheter toutes sortes de choses:
des habits, des chapeaux, des souliers, des gants, des livres d'histoire, des
joujoux, des provisions pour la route. Sophie avait envie de toutes les bêtes
qu'elle voyait à vendre: elle demanda même à acheter la petite girafe du Jardin
des plantes. Paul avait envie de tous les livres, de toutes les images. On leur
acheta à chacun un petit sac de voyage pour leurs affaires de toilette, leurs
provisions de la journée et leurs joujoux, comme dominos, cartes, jonchets, etc.
Enfin arriva le jour tant désiré du départ
pour le Havre, port où ils devaient monter sur le navire qui les menait en
Amérique. Ils surent, en arrivant au Havre, que leur navire, la Sibylle , ne devait
partir que dans trois jours. On profita de ces trois jours pour se promener
dans la ville: le bruit, le mouvement des rues, les bassins pleins de vaisseaux,
les quais couverts de marchands, de perroquets, de singes, de toutes sortes de
choses venant d'Amérique, amusaient beaucoup les enfants. Si Mme de Réan
avait écouté Sophie, elle lui aurait acheté une dizaine de singes, autant de
perroquets, de perruches, etc. Mais elle refusa tout, malgré les prières de
Sophie.
Ces trois jours passèrent comme avaient passé
les huit jours à Paris, comme avaient passé les quatre années de la vie de
Sophie, les six années de celle de Paul: ils passèrent pour ne plus revenir. Mme de Réan
et Mme d'Aubert pleuraient de quitter leur chère et belle France: M. de Réan
et M. d'Aubert étaient tristes et cherchaient à consoler leurs femmes en
leur promettant de les ramener le plus tôt possible. Sophie et Paul étaient
enchantés: leur seul chagrin était de voir pleurer leurs mamans. Ils entrèrent
dans le navire qui devait les emporter si loin, au milieu des orages et des
dangers de la mer. Quelques heures après, ils étaient établis dans leurs
cabines, qui étaient de petites chambres contenant chacune deux lits, leurs
malles et les choses nécessaires pour la toilette. Sophie coucha avec Mme de Réan,
Paul avec Mme d'Aubert, les deux papas ensemble. Ils mangeaient tous à la
table du capitaine, qui aimait beaucoup Sophie: elle lui rappelait Marguerite, qui
restait en France. Le capitaine jouait souvent avec Paul et Sophie: il leur
expliquait tout ce qui les étonnait dans le vaisseau, comment il marchait sur l'eau,
comment on l'aidait à avancer en ouvrant les voiles, et bien d'autres choses
encore.
Paul disait toujours:
«Je serai marin quand je serai grand: je
voyagerai avec le capitaine.
– Pas du tout, répondait Sophie; je ne veux
pas que tu sois marin: tu resteras toujours avec moi.»
PAUL. – Pourquoi ne reviendrais-tu pas avec moi sur le vaisseau du capitaine?
SOPHIE. – Parce que je ne veux pas quitter maman: je resterai toujours avec
elle, et toi, tu resteras avec moi, entends-tu?
PAUL. – J'entends. Je resterai, puisque tu le veux.
Le voyage fut long: il dura bien des jours. Si
vous désirez savoir ce que devint Sophie, demandez à vos mamans de vous faire
lire les Petites Filles modèles, où vous retrouverez Sophie. Si vous
voulez savoir ce qu'est devenu Paul, vous le saurez en lisant les Vacances,
où vous le retrouverez.
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