5 - Le poulet noir - Les Malheurs de Sophie
Les Malheurs de Sophie
V – Le poulet noir.
Ecouter
Sophie
allait tous les matins avec sa maman dans la basse-cour, où il y avait des
poules de différentes espèces et très belles. Mme de Réan avait fait
couver des œufs desquels devaient sortir des poules huppées superbes. Tous les
jours, elle allait voir avec Sophie si les poulets étaient sortis de leur œuf.
Sophie emportait dans un petit panier du pain, qu’elle émiettait aux poules.
Aussitôt qu’elle arrivait, toutes les poules, tous les coqs accouraient, sautaient
autour d’elle, becquetaient le pain presque dans ses mains et dans son panier.
Sophie riait, courait; les poules la suivaient: ce qui l’amusait beaucoup.
Pendant ce temps, sa maman entrait dans une
grande et belle galerie où demeuraient les poules; elles étaient logées comme
des princesses et soignées mieux que beaucoup de princesses. Sophie venait la
rejoindre quand tout son pain était émietté; elle regardait les petits poulets
sortir de leur coquille, et qui étaient trop jeunes encore pour courir dans les
champs. Un matin, quand Sophie entra au poulailler, elle vit sa maman qui
tenait un magnifique poulet, né depuis une heure.
SOPHIE. – Ah! le joli poulet, maman! ses plumes sont noires comme celles d’un
corbeau.
MADAME
DE RÉAN. – Regarde aussi quelle jolie huppe il a sur
la tête; ce sera un magnifique poulet.
Mme de Réan le replaça près de la
poule couveuse. À peine l’avait-elle posé, que la poule donna un grand coup de
bec au pauvre poulet. Mme de Réan donna une tape sur le bec de la
méchante poule, releva le petit poulet, qui était tombé en criant, et le remit
près de la poule. Cette fois la poule, furieuse, donna au pauvre petit deux ou
trois coups de bec et le poursuivit quand il chercha à revenir.
Mme de Réan accourut et saisit le
poulet, que la mère allait tuer à force de coups de bec. Elle lui fit avaler
une goutte d’eau pour le ranimer.
«Qu’allons-nous faire de ce poulet? dit-elle;
impossible de le laisser avec sa méchante mère, elle le tuerait; il est si beau
que je voudrais pourtant l’élever.»
SOPHIE. – Écoutez, maman, mettez-le, dans un grand panier, dans la chambre où
sont mes joujoux; nous lui donnerons à manger, et, quand il sera grand, nous le
remettrons au poulailler.
MADAME
DE RÉAN. – Je crois que tu as raison; emporte-le dans
ton panier à pain, et arrangeons-lui un lit.
SOPHIE. – Oh! maman! regardez son cou; il saigne, et son dos aussi.
MADAME
DE RÉAN. – Ce sont les coups de bec de la poule; quand
tu l’auras rapporté à la maison, tu demanderas à ta bonne du cérat et tu lui en
mettras sur ses plaies.
Sophie n’était certainement pas contente de
voir des blessures au poulet, mais elle était enchantée d’avoir à y mettre du
cérat; elle courut donc en avant de sa maman, montra à sa bonne le poulet, demanda
du cérat et lui en mit des paquets sur chaque place qui saignait. Ensuite elle
lui prépara une pâtée d’œufs, de pain et de lait, qu’elle écrasa et mêla
pendant une heure. Le poulet souffrait, il était triste, il ne voulut pas
manger; il but seulement plusieurs fois de l’eau fraîche.
Au bout de trois jours les plaies du poulet
furent guéries, et il se promenait devant le perron du jardin. Un mois après il
était devenu d’une beauté remarquable et très grand pour son âge; on lui aurait
donné trois mois pour le moins; ses plumes étaient d’un noir bleu très rare, lisses
et brillantes comme s’il sortait de l’eau. Sa tête était couverte d’une énorme
huppe de plumes noires, oranges, bleues, rouges et blanches. Son bec et ses
pattes étaient roses; sa démarche était fière, ses yeux étaient vifs et
brillants; on n’avait jamais vu un plus beau poulet.
C’était Sophie qui s’était chargée de le
soigner; c’était elle qui lui apportait à manger; c’était elle qui le gardait
lorsqu’il se promenait devant la maison. Dans peu de jours on devait le
remettre au poulailler, parce qu’il devenait trop difficile à garder. Sophie
était quelquefois obligée de courir après lui pendant une demi-heure sans
pouvoir le rattraper; une fois même il avait manqué se noyer en se jetant dans
un bassin plein d’eau qu’il n’avait pas vu, tant il courait vite pour se sauver
de Sophie.
Elle avait essayé de lui attacher un ruban à
la patte, mais il s’était tant débattu qu’il avait fallu le détacher, de peur
qu’il ne se cassât la jambe. La maman lui défendit alors de le laisser sortir
du poulailler.
«Il y a ici beaucoup de vautours qui
pourraient l’enlever; il faut donc attendre qu’il soit grand pour le laisser en
liberté», dit Mme de Réan.
Mais Sophie, qui n’était pas obéissante, continuait
de le faire sortir en cachette de sa maman, et un jour, sachant sa maman
occupée à écrire, elle apporta le poulet devant la maison; il s’amusait à
chercher des moucherons et des vers dans le sable et dans l’herbe. Sophie
peignait sa poupée à quelques pas du poulet, qu’elle regardait souvent, pour
l’empêcher de s’éloigner. En levant les yeux, elle vit avec surprise un gros
oiseau au bec crochu qui s’était posé à trois pas du poulet. Il regardait le
poulet d’un air féroce, et Sophie d’un air craintif. Le poulet ne bougeait pas;
il s’était accroupi et il tremblait.
«Quel drôle d’oiseau! dit Sophie. Il est beau,
mais quel air singulier il a! quand il me regarde, il a l’air d’avoir peur, et,
quand il regarde le poulet, il lui fait des yeux furieux! Ha, ha, ha, qu’il est
drôle!»
Sophie resta stupéfaite; la maman, qui était
accourue aux cris de l’oiseau, demande à Sophie ce qui était arrivé. Sophie
raconte qu’un oiseau a emporté le poulet, et ne comprend pas ce que cela veut
dire.
«Cela veut dire que vous êtes une petite
désobéissante, que l’oiseau est un vautour; que vous lui avez laissé emporter
mon beau poulet, qui est tué, dévoré par ce méchant oiseau, et que vous allez
rentrer dans votre chambre, où vous dînerez, et où vous resterez jusqu’à ce
soir, pour vous apprendre à être plus obéissante une autre fois.»
Sophie baissa la tête et s’en alla tristement
dans sa chambre; elle dîna avec la soupe et le plat de viande que lui apporta
sa bonne, qui l’aimait et qui pleurait de la voir pleurer. Sophie pleurait son
pauvre poulet, qu’elle regretta bien longtemps.
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