4 - Les petits poissons - Les Malheurs de Sophie
Les Malheurs de Sophie
IV – Les petits poissons.
Ecouter
Sophie était
étourdie; elle faisait souvent sans y penser de mauvaises choses.
Voici ce qui lui arriva un jour:
Sa maman avait des petits poissons pas plus
longs qu’une épingle et pas plus gros qu’un tuyau de plume de pigeon. Mme de Réan
aimait beaucoup ses petits poissons, qui vivaient dans une cuvette pleine d’eau
au fond de laquelle il y avait du sable pour qu'ils pussent s’y enfoncer et s’y
cacher. Tous les matins Mme de Réan portait du pain à ses petits
poissons; Sophie s’amusait à les regarder pendant qu’ils se jetaient sur les
miettes de pain et qu'ils se disputaient pour les avoir.
Un jour son papa lui donna un joli petit
couteau en écaille; Sophie, enchantée de son couteau, s’en servait pour couper
son pain, ses pommes, des biscuits, des fleurs, etc.
Un matin, Sophie jouait; sa bonne lui avait
donné du pain, qu’elle avait coupé en petits morceaux, des amandes, qu’elle
coupait en tranches, et des feuilles de salade; elle demanda à sa bonne de
l’huile et du vinaigre pour faire la salade.
«Non, répondit la bonne; je veux bien vous
donner du sel, mais pas d’huile ni de vinaigre, qui pourraient tacher votre
robe.»
Sophie prit le sel, en mit sur sa salade; il
lui en restait beaucoup.
«Si j’avais quelque chose à saler? se
dit-elle. Je ne veux pas saler du pain; il me faudrait de la viande ou du
poisson… Oh! la bonne idée! Je vais saler les petits poissons de maman; j’en
couperai quelques-uns en tranches avec mon couteau, je salerai les autres tout
entiers; que ce sera amusant! Quel joli plat cela fera!»
Et voilà Sophie qui ne réfléchit pas que sa
maman n’aura plus les jolis petits poissons qu’elle aime tant, que ces pauvres
petits souffriront beaucoup d’être salés vivants ou d’être coupés en tranches.
Sophie court dans le salon où étaient les petits poissons; elle s’approche de
la cuvette, les pêche tous, les met dans une assiette de son ménage, retourne à
sa petite table, prend quelques-uns de ces pauvres petits poissons, et les
étend sur un plat. Mais les poissons, qui ne se sentaient pas à l’aise hors de
l’eau, remuaient et sautaient tant qu’ils pouvaient. Pour les faire tenir
tranquilles, Sophie leur verse du sel sur le dos, sur la tête, sur la queue. En
effet, ils restent immobiles: les pauvres petits étaient morts. Quand son
assiette fut pleine, elle en prit d’autres et se mit à les couper en tranches.
Au premier coup de couteau les malheureux poissons se tordaient en désespérés;
mais ils devenaient bientôt immobiles, parce qu’ils mouraient. Après le second
poisson, Sophie s’aperçut qu’elle les tuait en les coupant en morceaux; elle
regarda avec inquiétude les poissons salés; ne les voyant pas remuer, elle les
examina attentivement et vit qu’ils étaient tous morts. Sophie devint rouge
comme une cerise.
«Que va dire maman? se dit-elle. Que vais-je
devenir, moi, pauvre malheureuse! Comment faire pour cacher cela?»
Elle réfléchit un moment. Son visage
s’éclaircit; elle avait trouvé un moyen excellent pour que sa maman ne
s’aperçût de rien.
Elle ramassa bien vite tous les poissons salés
et coupés, les remit dans une petite assiette, sortit doucement de la chambre, et
les reporta dans leur cuvette.
«Maman croira, dit-elle, qu’ils se sont battus,
qu’ils se sont tous entre-déchirés et tués. Je vais essuyer mes assiettes, mon
couteau, et ôter mon sel; ma bonne n’a pas heureusement remarqué que j’avais
été chercher les poissons; elle est occupée de son ouvrage et ne pense pas à
moi.» Sophie rentra sans bruit dans sa chambre, se remit à sa petite table et
continua de jouer avec son ménage. Au bout de quelque temps elle se leva, prit un
livre et se mit à regarder les images. Mais elle était inquiète; elle ne
faisait pas attention aux images, elle croyait toujours entendre arriver sa
maman.
Tout d’un coup, Sophie tressaille, rougit;
elle entend la voix de Mme de Réan, qui appelait les domestiques;
elle l’entend parler haut comme si elle grondait; les domestiques vont et
viennent; Sophie tremble que sa maman n’appelle sa bonne, ne l’appelle
elle-même; mais tout se calme, elle n’entend plus rien.
La bonne, qui avait aussi entendu du bruit et
qui était curieuse, quitte son ouvrage et sort.
Elle rentre un quart d’heure après.
«Comme c’est heureux, dit-elle à Sophie, que
nous ayons été toutes deux dans notre chambre sans en sortir! Figurez-vous que
votre maman vient d’aller voir ses poissons; elle les a trouvés tous morts, les
uns entiers, les autres coupés en morceaux. Elle a fait venir tous les
domestiques pour leur demander quel était le méchant qui avait fait mourir ces
pauvres petites bêtes; personne n’a pu ou n’a voulu rien dire. Je viens de la
rencontrer; elle m’a demandé si vous aviez été dans le salon; j’ai heureusement
pu lui répondre que vous n’aviez pas bougé d’ici, que vous vous étiez amusée à
faire la dînette dans votre petit ménage. «C’est singulier, dit-elle, j’aurais
parié que c’est Sophie qui a fait ce beau coup. – Oh! madame, lui ai-je répondu,
Sophie n’est pas capable d’avoir fait une chose si méchante. – Tant mieux, dit
votre maman, car je l’aurais sévèrement punie. C’est heureux pour elle que vous
ne l’ayez pas quittée et que vous m’assuriez qu’elle ne peut pas avoir fait
mourir mes pauvres poissons. – Oh! quant à cela, madame, j’en suis bien
certaine», ai-je répondu.
Sophie ne disait rien; elle restait immobile
et rouge, la tête baissée, les yeux pleins de larmes. Elle eut envie un instant
d’avouer à sa bonne que c’était elle qui avait tout fait, mais le courage lui
manqua. La bonne, la voyant triste, crut que c’était la mort des pauvres petits
poissons qui l’affligeait.
«J’étais bien sûre, dit-elle, que vous seriez
triste comme votre maman du malheur arrivé à ces pauvres petites bêtes. Mais il
faut se dire que ces poissons n’étaient pas heureux dans leur prison: car enfin
cette cuvette était une prison pour eux; à présent que les voilà morts, ils ne
souffrent plus. N’y pensez donc plus, et venez que je vous arrange pour aller
au salon; on va bientôt dîner.»
Sophie se laissa peigner, laver, sans dire mot;
elle entra au salon; sa maman y était.
«Sophie, lui dit-elle, ta bonne t’a-t-elle
raconté ce qui est arrivé à mes petits poissons?»
SOPHIE. – Oui, maman.
MADAME
DE RÉAN. – Si ta bonne ne m’avait pas assuré que tu
étais restée avec elle dans ta chambre depuis que tu m’as quittée, j’aurais
pensé que c’est toi qui les as fait mourir; tous les domestiques disent que ce
n’est aucun d’eux. Mais je crois que le domestique Simon, qui était chargé de
changer tous les matins l’eau et le sable de la cuvette, a voulu se débarrasser
de cet ennui, et qu’il a tué mes pauvres poissons pour ne plus avoir à les
soigner. Aussi je le renverrai demain.
SOPHIE, effrayée. – Oh! maman, ce pauvre homme! Que deviendra-t-il
avec sa femme et ses enfants?
MADAME
DE RÉAN. – Tant pis pour lui; il ne devait pas tuer
mes petits poissons, qui ne lui avaient fait aucun mal, et qu'il a fait
souffrir en les coupant en morceaux.
SOPHIE. – Mais ce n’est pas lui, maman! Je vous assure que ce n’est pas lui!
MADAME
DE RÉAN. – Comment sais-tu que ce n’est pas lui? moi
je crois que c’est lui, que ce ne peut être que lui, et dès demain je le ferai
partir.
SOPHIE, pleurant et joignant les mains. – Oh non! maman, ne le faites
pas. C’est moi qui ai pris les petits poissons et qui les ai tués.
MADAME
DE RÉAN, avec surprise. – Toi!… quelle folie!
Toi qui aimais ces petits poissons, tu ne les aurais pas fait souffrir et
mourir! Je vois bien que tu dis cela pour excuser Simon…
Mme de Réan resta quelques instants
si étonnée de l’aveu de Sophie, qu’elle ne répondit pas. Sophie leva timidement
les yeux et vit ceux de sa mère fixés sur elle, mais sans colère ni sévérité.
«Sophie, dit enfin Mme de Réan, si
j’avais appris par hasard, c’est-à-dire par la permission de Dieu, qui punit
toujours les méchants, ce que tu viens de me raconter, je t’aurais punie sans
pitié et avec sévérité. Mais le bon sentiment qui t’a fait avouer ta faute pour
excuser Simon, te vaudra ton pardon. Je ne te ferai donc pas de reproches, car
je suis bien sûre que tu sens combien tu as été cruelle pour ces pauvres petits
poissons en ne réfléchissant pas d’abord que le sel devait les tuer, ensuite
qu’il est impossible de couper et de tuer n’importe quelle bête sans qu’elle
souffre.»
Et, voyant que Sophie pleurait, elle ajouta:
«Ne pleure pas, Sophie, et n’oublie pas qu'avouer tes fautes, c’est te les faire pardonner.»
Sophie
essuya ses yeux, elle remercia sa maman, mais elle resta toute la journée un
peu triste d’avoir causé la mort de ses petits amis les poissons.
ليست هناك تعليقات:
حتى تصبح عضوا في الموسوعة المدرسية انزل إلى أسفل الصفحة